Nous sommes le 19 novembre 2023. Chacun s’assoit devant son PC. Steam démarre et l’encart des nouvelles s’affiche dans la bibliothèque. L’une des vignettes interpelle alors : fond gris et noir frappé du logo lambda et des termes issus de la chimie. Gordon Freeman qui défie le joueur du regard et surtout le bandeau qui annonce la nouvelle : Half-Life fête ses 25 ans et reçoit une mise à jour pour l’occasion!

Un quart de siècle s’est maintenant écoulé depuis qu’il a transformé à jamais le jeu vidéo et instauré des nouveaux standards de qualité. Aujourd’hui la saga Half-Life compte parmi les monolithes du genre et ses fans sont, depuis plusieurs années maintenant, dans l’attente fiévreuse d’une suite.

Quelle recette miracle a-t-elle permis de créer le premier épisode à l’origine de cette saga? Comment deux transfuges de chez Microsoft n’ayant aucune expérience du jeu vidéo ont-ils pu accomplir un véritable miracle vidéoludique?

Portrait d’un chef-d’œuvre absolu.

ALLUMAGE : LE PARI FOU DE NEWELL ET HARRINGTON

La recette miracle ayant abouti à Half-Life ne laissait pourtant pas augurer des meilleurs auspices pour ce qui était le premier projet de jeu vidéo de Mike Harrington et Gabe Newell. Tous deux bossent à l’origine chez Microsoft sur des systèmes d’exploitation comme Windows NT et OS2. Ils font partie d’un cercle d’élite surnommé les « Microsoft Millionnaires ». Des développeurs brassant d’énormes sommes d’argent grâce à leurs stocks-options. On est alors très loin de l’archétype du geek qui courait depuis la fin des 80s et le début des 90s : hacker pendant ses heures libres, accroc aux pizzas et au Diet Coke, lecteur assidu de comics, fan de Star Wars et Donjons & Dragons, Belphégor des salles d’arcade et sniffeur du Heavy Metal.

Pourtant l’envie de mettre leurs talents au service d’un projet de jeu leur brûle les doigts. En particulier Harrington, qui tente d’abord d’attirer pas mal d’employés de chez Microsoft dans le secteur du jeu, en vain. Seul Gabe Newell partage son enthousiasme et son idée de projet. Arrive ce qu’il doit fatalement arriver : les deux compères tirent leur révérence en 1996 pour se lancer dans la grande aventure du jeu vidéo. Un nouveau départ dans un tout nouveau domaine et sans la moindre connaissance sur le développement. Le pari est risqué et Gabe Newell en est alors parfaitement conscient :

Au sein du domaine d’où nous provenions Mike et moi à Microsoft, on était vraiment super bons avec tout ce qui touchait à Windows et aux systèmes d’exploitation. Mais dans nos têtes, quand on est arrivés dans ce secteur, on avait beaucoup à prouver.

 

Gabe Newell, co-créateur de Valve et de Half-Life

Gabe Newell, co-créateur de Valve et de Half-Life 

POINT INSERSION : LE MOTEUR 3D

Un jeu vidéo c’est comme une voiture : ça ne fonctionne pas sans moteur. Si aujourd’hui, on peut valser entre le Unity, le Source Engine 2 ou encore l’Unreal Engine, l’époque est tout autre. Le seul cador en la matière qui convient au projet de Harrington et Newell, c’est le Quake Engine d’Id Software. Coup de chance, les deux compères peuvent compter sur Michael Abrash ! Cet ancien collègue de chez Microsoft ayant gagné les rangs d’Id Software auparavant, leur propose de licencier le moteur en question. Direction le Texas, donc. Pour Newell et Harrington, c’est l’occasion de recevoir le précieux enseignement des très saints pères du Doom-Like. A Id Software, l’enthousiasme est plus relatif, le CV des deux padawans ne parlant pas en leur faveur. Abrash se montre clair sur les ressentis de l’équipe derrière Wolfenstein, Doom et Quake :

Quand ils ont débarqué chez Id, je ne me souviens pas qu’il y ait eu une grande alchimie entre eux. Pour dire les choses franchement : c’est pas comme si Nine-Inch Nails se pointait à la porte. Ça c’est un truc cool. Eux, c’étaient des types qui ont bossé sur des trucs comme Microsoft Bob et Home Automation. Ils ne pouvaient pas espérer débouler au sein du studio de jeu le plus cool du monde et entendre les gars dire « Wouah, c’est vraiment super de vous avoir ici !

Abrash se porte pourtant garant de Newell et Harrington auprès des membres du staff. Après la réunion, et en dépit du pessimisme de ces derniers, ils retournent à Seattle avec le code source du Quake Engine en poche. Ainsi qu’une liste de noms pour former une équipe de développement. Le jour même de son mariage, Newell signe les papiers officialisant l’acte de naissance de leur nouveau studio. Pour ce dernier, pas de nom chargé en testostérone ou tape-à-l’œil comme on a coutume de le voir. Simplement Valve Software. Le rassemblement de l’équipe se fait minutieusement pour éviter de recruter des fans trop enthousiastes mais n’ayant pas de vision d’avenir du genre. Les lauréats sont piochés dans le vivier de talents de studios bien connus comme 3D Realms (Duke Nukem), Shiny Entertainment (Earthorm Jim, MDK) mais aussi Microsoft. Il leur faut maintenant un jeu et surtout un éditeur.

PARCOURS D’OBSTACLES : EN QUÊTE D’UN ÉDITEUR

Une célèbre bataille commence alors pour eux : celle des jeunes développeurs en quête d’une compagnie de distribution qui sera assez convaincue de la faisabilité du projet pour leur donner son feu vert. Chose qui hélas relève du parcours du combattant. L’industrie du jeu vidéo est bien implantée dans le paysage culturel depuis plusieurs années, on mesure en conséquence la viabilité des projets à l’aune de la rentabilité. Sauf que Newell et Harrington ont des idées audacieuses pour leur futur jeu, notamment l’utilisation de l’animation squelettique (Skeletal Animation), une innovation technologique pour l’époque. Ce qui leur vaut de nombreuses portes fermées comme Newell s’en souvient, notamment lors d’un cas particulier :

C’est assez étrange quand on est issu de Microsoft où nous étions vraiment respectés de venir à un entretien avec un éditeur de jeu pour se faire entendre dire « Foutez le camp, arrêtez de m’emmerder ! Revenez quand vous serez plus crédibles ! » […] La présentation se déroule normalement, puis vient le moment d’évoquer le fait que Valve voulait utiliser un système d’animation squelettique au sein du jeu. Dès lors qu’on a suggéré un tel concept, l’éditeur s’est exclamé « Ok, fin de l’entretien ! ». Ils ne nous croyaient pas capables de le faire.

La chance finit pourtant par tourner lorsque Newell décide de contacter Ken Williams, légende de l’industrie du jeu vidéo et fondateur de Sierra On-Line qui cherche alors activement à publier des Quake-Like et à agrémenter son catalogue de jeux d’action et de stratégie temps réel.

 

Ken et Roberta Williams, co-fondateurs du légendaire éditeur Sierra On-Line.

Ken et Roberta Williams, co-fondateurs du légendaire éditeur Sierra On-Line.

Lorsque Newell débarque dans sa boîte mail en lui annonçant qu’il dispose d’une équipe et d’une licence du moteur Quake, Sierra y voit une opportunité miracle. Une réunion a lieu en novembre 1996 et conclut à un accord. Sierra On-Line accepte de publier le jeu de Valve Software. Peu de temps après, Ken Williams passe le flambeau de PDG à Scott Lynch qui revigore l’entreprise sous le nom de Sierra Studios. Pour lui, cette dernière manque de créativité et d’un sens de l’innovation. Valve dispose d’un projet susceptible de changer cela, mais des doutes persistent à ses yeux :

Je crois que le gros problème de Valve depuis le début c’est : « Ok les gars, vous avez le Quake Engine, mais ça va juste se résumer à n’être que d’autres niveaux de Quake » ? Nous ce qu’on voulait, c’est que Valve considère la technologique comme une fondation et y ajoute quelque chose de nouveau. Quand ils ont commencé à parler de raconter une histoire et de créer un monde persistant, il était clair qu’ils ne s’apprêtaient pas à pondre un pack de missions avec le Quake Engine ».

En dépit des incertitudes, Sierra laisse sa curiosité prendre le dessus et un contrat pour un jeu est signé. Celui-ci portera le nom de Quiver.

MATÉRIAUX ANORMAUX : LA RECETTE D’UN JEU

Un FPS horrifique. Telle est la nature du projet engagé. Les inspirations sont multiples avec en tête de gondole The Mist de Stephen King, roman qui a d’ailleurs inspiré le nom même du jeu (une référence au Projet Arrowhead). L’autre : la série X-Files. Le tout est de sortir le produit le plus tôt possible, comme la mentalité le veut dans le monde du jeu vidéo dans le cas d’un premier jeu. Mais dans Quiver, c’est l’histoire qui constitue le cœur du jeu. Tout s’articule autour.

De fil en aiguille, l’intrigue évolue jusqu’à donner celle que l’on connaît aujourd’hui : le récit de Gordon Freeman, un héros plongé dans une catastrophe scientifique dont le profil tranche net avec les lieux communs du genre. Ni un super soldat, ni un membre des forces militaires, ni un Adonis bodybuildé, il n’est qu’une jeune pousse fraîchement sortie du MIT et n’ayant jamais tenu une arme de va vie.

CORRÉLATION QUANTIQUE : RELIER LES MONDES

Le monde doit également donner une impression d’unité et de cohérence, ne pas être qu’une simple accumulation de niveaux à l’identité propre et séparés par des écrans de score. Il lui faut des puzzles, des personnages qui vivent et créent la surprise à chaque recoin. Une approche nouvelle qui ne fait pas l’unanimité pour ceux qui restent ancrés dans les lieux communs du Doom-Like comme le rappelle Newell:

Pendant longtemps, les jeux d’action en 3D paraissaient se focaliser sur la même chose : une définition de plus en plus réduite de ce qu’était la jouabilité et un focus sur le rendu [graphique] au détriment de cette dernière. […] Il est arrivé que des gens nous disent : Des histoires ? Qui a besoin de ça ? Tout ce qui m’intéresse c’est un lance-roquette qui tire plus vite. C’est très effrayant de dépenser beaucoup de son argent et de suivre une voix contraire à la norme.

Pour l’histoire du jeu, Valve se tourne vers le romancier Marc Laidlaw, auteur de Kalifornia, The 37th Mandala, Dad’s Nuke (publié en France sous le titre Papa, Maman, l’Atome et Moi) et contributeur de l’anthologie cyberpunk Mozart en Verres Miroirs de Bruce Sterling avec la nouvelle Les 400.

Mark Laidlaw, scénariste emblématique d'Half-Life.

Mark Laidlaw, scénariste emblématique d’Half-Life. 

Mais là encore, Valve souhaite aussi redéfinir le sens de la narration dans Quiver. Le but n’est pas de mettre le joueur face à un personnage qui raconte l’histoire en une fois. Il faut que celle-ci se comprenne d’elle-même et progressivement au fil du jeu. Semer des morceaux du récit tout le long est l’idée retenue. Valve invente donc une fourmilière de scientifiques et de gardes de la sécurité afin de peupler les environnements et de relayer les différentes étapes du récit au fil de la progression. Le monde de Quiver prend vie.

ARRIVÉE À BLACK MESA : FORGER HALF-LIFE

Sauf que le moteur de Quake s’avère très vite trop limité pour développer l’énorme quantité de nouveautés voulues par les développeurs notamment en matière d’animation. Arrive alors Ken Birdwell, ingénieur transfuge du secteur médical, qui décide de créer son propre système d’animation squelettique basé sur un système d’os et de jointures attachés à un modèle. Il peut ainsi créer des animations ultra-réalistes et accessoirement régler un autre souci, celui de l’animation de la bouche des personnages quand ces derniers parlent. Une prouesse dont Newell se fait une fierté !

Je me rappelle quand Ken et Kelly Bailey se sont mis à travailler en secret pour faire fonctionner les bouches, un défi technologique très difficile à réaliser. Ils ont gardé le silence car ils voulaient nous impressionner tous quand ça serait accompli. C’est une sensation incroyable de se dire que quelque chose de vraiment innovant et cool est en train d’être pondu par le type qui se trouve dans le bureau à côté du vôtre.

L’intelligence artificielle est aussi source d’innovation de la part de Valve qui développe toute une technologie propriétaire pour aboutir au résultat qui fait encore aujourd’hui de Half-Life, un jalon en la matière. C’est donc avec une réelle une boîte à outils que le staff expérimente, le but proposé étant de plonger le joueur dans un monde où il ne doit pas se contenter de tirer sur tout ce qui bouge jusqu’à la fin du niveau, mais se confronter à des situations où ses réflexes et son intelligence sont sollicités. Quiver ne vise pas le rang de shooter décérébré, il table sur l’immersion et la résonance de son univers persistant.

SUIVEZ FREEMAN : FAIRE VIVRE LE MONDE

Newell souhaite en effet que le monde réponde au joueur en fonction de ses actions, afin que celui-ci se sente encore plus impliqué dedans et non plus un simple « contrôleur d’avatar » :

Nous avons dû définir des notions sur ce que le « fun » était. Nous savions que c’était une définition ad hoc et que dans notre cas il s’agissait de la capacité du jeu à reconnaître et à répondre aux actions et aux choix du joueur. […] Là où je veux en venir c’est que si je m’approche d’un mur et que je tire dessus, je sens que le mur m’ignore et j’éprouve une sorte de blessure narcissique quand le monde m’ignore. Donc je voulais transmettre un sentiment où le joueur se dirait « oui tu fais des choix, oui tu progresses », ce qui signifie que le jeu devait accepter son existence. Quand on tire sur un mur, il faut des decals. Si vous tirez sur une bande de Marines, ils doivent prendre la fuite. Il faut inspirer une sensation selon laquelle le jeu reconnaît et répond aux choix, aux actions et aux progrès que vous faites parce que sinon il perd toute forme d’impact.

Le monde d'Half-Life n'est jamais statique : les scientifiques fuient les fusillades, les marines tentent de vous prendre à revers si vous opposez une résistance.

Le monde d’Half-Life n’est jamais statique : les scientifiques fuient les fusillades, les marines tentent de vous prendre à revers si vous opposez une résistance.

Au cours du développement, la décision est prise également de donner un nom définitif au projet. L’idée de lier ce dernier au nom de la physique survient alors. Une idée géniale est trouvée : le nom d’un concept de physique, celui de la demi-vie qui définit le temps qu’il faut à un élément pour se débarrasser de la moitié de ses noyaux radioactifs. Une notion qui s’accompagne aussi d’un symbole, la lettre grecque lambda. En anglais elle se traduit par Half-Life.

APPRÉHENSION : RECULER POUR MIEUX SAUTER

Tout studio de l’époque le sait : pour faire parler de son jeu, il faut participer à la grand-messe de la désormais défunte Electronic Entertainment Expo (E3). Valve souhaite évidemment répondre à l’appel. Une démonstration d’Half-Life est présentée avec en point de mire le système d’animation squelettique de Birdwell et l’IA ultra-sophistiquée. Le jeu fait alors sensation, apportant aux yeux de l’auditoire un vent de fraîcheur dans un genre en pleine saturation, et reçoit même le titre de meilleur jeu du salon alors qu’il n’existe techniquement pas sous une telle forme.

Id Software est également présent mais campe sur ses positions initiales et ne se joint pas au concert des vivats. John Carmack va même jusqu’à dire qu’il est le jeu qui a le moins intéressé le studio. Qu’importe : Valve est en confiance et vise une sortie pour les vacances de Noël 1997 afin d’aller jouer les challengers sur les terres du grand concurrent en cours de développement : Quake II. Le destin va en être autrement comme le rappelle Newell :

On a réalisé que pour sortir le jeu à Noël, nous devrions abandonner plusieurs des éléments que nous voulions faire. Il nous a fallu décider de la marche à suivre et c’était une décision terrifiante. On est une entreprise auto-financée, donc quand on paye le salaire des employés, je signe un chèque depuis mon propre compte chèque.

SUR UN RAIL : HALF-LIFE 2.0

Pour Sierra qui huile depuis les débuts la machine marketing, c’est aussi un coup dur. Half-Life constituait leur fer de lance pour la fin de l’année. La décision est donc prise de reporter le jeu et de ralentir les opérations promotionnelles. La pression d’une date butoir levée, Valve se lance dans une opération d’introspection au sujet du jeu pour aboutir à une terrible conclusion : Half-Life ne peut pas fonctionner pas dans son état actuel. Il faut faire passer à la trappe une énorme partie du travail et revoir la copie. Les développeurs entreprennent alors un « voyage de la découverte » (pour reprendre les termes de Birdwell) pour redéfinir l’essence même du jeu. Un processus qui n’aurait pas été possible sans les apports financiers des deux fondateurs du studio.

Half-Life dut subir une véritable remise en question pour exister. Bien des choses prévues à l'origines furent supprimées.

 Half-Life dut subir une véritable remise en question pour exister. Bien des choses prévues à l’origines furent supprimées.

Rapidement, la motivation reprend. Si la fin 1997 est source de désillusions, c’est d’un pied confiant en l’avenir que Valve pénètre dans l’année 1998. Pour mettre toutes ses chances de côté, le studio met fin à un second projet de jeu. Half-Life devient le centre de des préoccupations. La date de sortie est régulièrement repoussée jusqu’en novembre 1998, une source d’inquiétude mais aussi de plaisanteries au sein de Sierra.

NOS BIENFAITEURS : HALF-LIFE ACCLAMÉ À L’E3

L’épreuve de l’E3 sera déterminante. L’année est un grand cru pour le salon avec des annonces multiples qui marquent l’histoire du jeu vidéo : SEGA annonce la Dreamcast, Nintendo frappe les esprits avec Ocarina of Time et permet à l’Occident de s’essayer pour la première fois à un certain Pokémon, Konami présente Metal Gear Solid et Silent Hill premier du nom. D’autres titres bien connus partagent l’affiche : Tomb Raider III, Black & White, SIN, Diablo 2, Duke Nukem Forever, Age of Empires II, ainsi qu’un certain Daikatana.

Au milieu de cette cour des géants, Valve présente son Half-Life nouvelle version. Le résultat dépasse les espérances : le jeu est accueilli triomphalement et reçoit le titre de meilleur jeu PC. Le moral de Valve est regonflé à bloc. Half-Life est désormais sur les bons rails. Birdwell revient sur les décisions qui ont amené à ce renouveau miracle :

Au final, nous avons quasiment tout balancé à la poubelle. Toute l’IA a été supprimée et nous avons charcuté les niveaux. En réalité, Half-Life a eu du retard à cause de Half-Life. Mais ce que à quoi les joueurs jouent désormais c’est le véritable Half-Life 2. C’est un jeu incroyable.

TENSION EN SURFACE : L’ÉPREUVE DU CRUNCH

Dans le monde du jeu vidéo, la dernière ligne droite lors du développement est généralement synonyme de stress. Les raisons : l’abattage de travail intense et la pression énorme en raison de l’épée de Damoclès de la date butoir. Cette période porte le nom bien connu de « crunch ». Si aujourd’hui une volée de bois vert frappe cette pratique, ce n’est pas le cas à l’époque. En conséquence Valve n’y échappe pas. Les heures de travail se multiplient et les employés se mettent une pression intense pour rendre une copie conforme à la date butoir.

Half-Life doit être terminé en temps et en heure. Les développeurs s’enferment tour à tour trois jours d’affilée dans un bureau avec porte close pour progresser sur le jeu. Le temps est une contrainte et pose la délicate question de l’équilibrage entre le contenu à implanter encore et le temps restant. Des éléments jugés non-indispensables sont supprimés. Half-Life conserve cependant le meilleur et ce qui va faire de lui le jeu qui va rebattre les cartes dans le monde vidéoludique.

CHAMBRE DE COMBUSTION : LE TRIOMPHE AVANT L’HEURE

Gabe Newell se souvient d’un instant particulièrement mémorable :

J’étais en train de faire ce niveau dans le jeu où vous devez escorter un scientifique à travers l’ensemble du niveau et vous assurer qu’il survive parce que vous avez besoin de lui pour utiliser un appareil. Je passais vraiment un super moment et tout d’un coup il s’est fait tuer par un ennemi. Pour être honnête, je me suis senti mal. Je me suis senti coupable, je m’étais engagé auprès de ces types dans un lieu au sein duquel ils avaient bossé tellement dur pour moi. Je sentais que je leur devais ma protection.

Valve fait aussi un pari fou : créer une version OEM du jeu, une démo qui est livrée en bundle avec des cartes graphiques et des cartes son. Une opération marketing audacieuse qui dévoile précocement les dessous du futur jeu. Sobrement intitulée Day One, la démo est censée regrouper les premiers 20% du jeu et permettre ainsi à la presse et aux joueurs d’avoir une vision parfaite de ce dernier dans son état actuel. Un baptême du feu qui doit lever les ultimes doutes sur sa viabilité et confirmer sa lancée. Très rapidement, elle devient le cœur de toutes les discussions entre joueurs et est fatalement leakée sous forme de téléchargement illégal sur Internet. Les critiques sont dithyrambiques et l’industrie du jeu vidéo fait un véritable panégyrique de Half-Life.

NOUS SOMMES MENACÉS : LA CONCURRENCE PORTE HALF-LIFE AUX NUES

Cette fois-ci, Id Software reconnaît ses immenses qualités et admet s’être fourvoyé à son sujet comme le souligne John Carmack :

Une énorme partie de la communauté de développement de jeu du Texas était stupéfaite par la démo finale d‘Half-Life. Jamais on a vu une démo de jeu qui a suscité une réaction aussi importante à Id que la version OEM de Half-Life. On avait nos doutes, mais il semblerait que le plan de Valve ait fonctionné.

John Romero, gourou du Doom-Like, tresse lui aussi des lauriers au jeu :

C’était incroyable. J’y ai joué d’une traite pendant 4h30 jusqu’à la fin. À aucun moment dans le jeu tu te sens en sécurité et ça c’est un élément clé pour garder le joueur accroché.

Le co-propriétaire d’Id Software Kevin Cloud n’est pas en reste et adoube littéralement le jeu :

Qu’il s’agisse de l’aspect artistique, du design, de la programmation, Half-Life est le jeu 3D le plus intelligemment designé et le mieux produit auquel j’ai jamais joué. Si les jeux sont une combinaison de programmation, d’art et de design alors Half-Life constitue un parfait équilibre des trois. Il défie la notion prévalente que la narration et les environnements interactifs sont l’antithèse du jeu d’action.

 

Papes du genre FPS et créateurs de Wolfenstein, Doom et Quake, les membres d'Id Software ne croyaient pas en la licence

Papes du genre FPS et créateurs de Wolfenstein, Doom et Quake, les membres d’Id Software ne croyaient pas en Half-Life. L’avenir leur a donné tort.

Id Software n’est pas le seul à faire l’éloge de la démo. Tim Sweeney, créateur de l’Unreal Engine, célèbre une date clé dans l’histoire du jeu vidéo :

Half-Life est le tout premier jeu auquel j’ai joué qui donnait l’impression de jouer à un film. Auparavant, tous ces jeux interactifs donnaient l’impression de regarder un mauvais film lent et d’avoir à s’arrêter toutes les dix secondes pour cliquer quelque part sur l’écran. Ils ont établi un nouveau standard en matière d’immersion. Les autres développeurs de jeu vont devoir bosser dur pour les concurrencer.

La multiplicité des hommages prédit le raz-de-marée qui s’apprête à déferler sur le monde. Mais Valve reste encore penché sur sa copie. À quelques mois de la sortie, il convient de rendre une version aussi parfaite que possible. Un ultime bug empêchant le fonctionnement du mode multi est finalement éradiqué. Gabe Newell finit par annoncer à l’équipe que le bébé doit quitter le nid vers l’usine de production en masse. À Valve, la tension retombe, les développeurs sont épuisés physiquement et mentalement. Certains demeurent assis sur leur chaise se demandant quoi faire de leur vie désormais et apprennent presque à renouer avec la normalité du quotidien. La version finale, dite « release candidate », est finalement expédiée à l’usine pour approbation et réplication.

Le 7 novembre 1998, le verdict tombe : Half-Life est bon pour la production de masse et la distribution dans les étals. Gabe Newell évoque son ressenti sur l’ensemble du développement du jeu :

Je serai la première personne à admettre qu’on a eu de la chance. Loin de moi l’idée de relativiser tout le dur travail qui a été abattu pour ce jeu, mais il y a eu une part de chance associée à Half-Life. On peut espérer que son succès nous permettra de faire des choses encore plus intéressantes avec notre prochain jeu.

Le 19 novembre 1998, Half-Life sort dans les étals.

CONSÉQUENCES IMPRÉVUES : LE JEU VIDÉO CHANGE À JAMAIS

Le Roi est mort, vive le Roi. C’est sans doute en ces termes que l’on peut définir l’impact qu’aura eu Half-Life dans le monde du Doom-Like. Comme le terme le démontre, le genre est à ce moment-là étroitement associé à Doom. Chaque FPS de Quake, à Heretic, en passant par Hexen, Marathon, Duke Nukem ou encore Dark Forces semblent n’être que de simple reskins du père fondateur d’un genre croulant sous les titres. Lorsqu’il sort, Half-Life prend non seulement son trône mais bouleverse également les règles. Désormais le genre dispose d’une identité tellement propre qu’il est clair que le terme de Doom-Like n’est plus capable de lui rendre justice. C’est donc à cette époque que celui-ci s’efface progressivement au profit d’une appellation plus générique : FPS (First Person Shooter).

Aujourd’hui il est rare de retrouver les mots « Doom Like » ou « Doom Clone » dans les écrits même si certains persistent parfois à l’utiliser par habitude ou par nostalgie (voire les deux). Half-Life surpasse toutes les espérances : il crée une seconde révolution qui touche non seulement le FPS mais aussi le jeu vidéo de par sa nouvelle approche de la narration, sa focalisation sur l’immersion, son monde persistant et son intelligence artificielle sophistiquée. L’ère du jeu cinématique vient de naître.

La saga Half-Life est devenue une légende aujourd'hui. Dernier épisode en date : Half-Life : Alyx, sorti en 2020.

La saga Half-Life est devenue une légende aujourd’hui. Dernier épisode en date : Half-Life : Alyx, sorti en 2020. 

UN MONDE À PART : LA GÉNÉRATION HALF-LIFE

Le palmarès parle d’ailleurs de lui-même : plus de 50 prix du Meilleur jeu de l’Année sacrent Half-Life. Le jeu obtient un succès gigantesque au point de dépasser de 18% les prévisions budgétaires de fin d’année. 9,5 millions de copies s’écoulent en une décennie. La communauté des moddeurs est prolifique. Valve, de façon stratégique, en recrute la plupart pour étoffer son catalogue de jeux. Des titres de fans mythiques comme Counter-Strike (le géniteur de l’e-sport), Red Orchestra, Day of Defeat ou Team Fortress sont officialisés et deviennent des hits. Plus que tout, Half-Life impacte le monde du jeu vidéo jusqu’à aujourd’hui. Des jeux comme Halo, Bioshock, Fallout, Call of Duty, Gears of War, Valorant, Uncharted ou Overwatch revendiquent son influence. Valve décolle et devient un des studios les plus reconnus au monde.

Half-Life est aussi l’un des creusets les plus prolifiques en matière de « memes ». Ainsi la personnalité excentrique de Gabe Newell fait l’objet d’un véritable culte sur Internet. Les joueurs se plaisent à invoquer le « Syndrome de Gordon Freeman » lorsque le personnage qu’ils jouent dans un titre s’avère désespérément muet. Chaque élément du jeu est reconnaissable par les joueurs : le pied-de-biche, le crabe de tête, les lunettes à monture épaisse de Freeman, le G-Man,… Des Vidéos Youtube se plaisent à remplacer la bande-son des films par les effets sonores du jeu. Toute une ruche créative se forme autour du jeu. Plus qu’un titre légendaire, Half-Life est aujourd’hui un élément à part entière de la culture populaire. Il est le jeu phare de chaînes Youtube légendaires comme Vinesauce ou Valve Network.

ÉPILOGUE : COMPTER JUSQU’À TROIS

La suite on la connaît : Half-Life 2 (qui est tout aussi révolutionnaire que le premier) et ses épisodes, le Source Engine, la plate-forme Steam, Portal 1 & 2, le Steam Deck ou encore le Valve Index qui positionne le studio sur le marché de la VR. Et il y a bien sûr Half-Life : Alyx, le dernier rejeton de la saga qui à sa sortie relance l’espoir chez les joueurs de voir un troisième épisode se concrétiser après des années d’incertitude et de silence. Si rien n’est encore fait aujourd’hui, la célébration en grande pompe des 25 ans du titre démontre que Valve n’a pas oublié celui à qui elle doit son existence. Les joueurs non plus : plus de 33 000 joueurs se lancent sur le jeu deux jours après la sortie de la mise à jour anniversaire, le plus haut score qu’il ait jamais atteint sur Steam.

Le respect transgénérationnel que la sphère des gamers éprouve vis-à-vis du titre démontre de façon éclatante son intemporalité et confirme une fois de plus son statut de pilier de la culture vidéoludique. De quoi faire comprendre à Valve qu’il est temps de reprendre le pied-de-biche et de retourner à Black Mesa. On l’espère le plus tôt possible et pour une nouvelle révolution. Il est maintenant temps d’apprendre à compter jusqu’à 3, Gabe.

Half-Life 3 Logo

On garde l’espoir qu’il arrive !